Les gardes-frontières russes ont arraisonné dimanche trois navires ukrainiens dans le détroit de Kertch, aux portes de la Crimée, générant de nouvelles tensions entre les deux pays. Décryptage.
Quatre ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, en février et mars 2014, les relations entre le pays de Vladimir Poutine et son voisin ukrainien, jamais réellement apaisées depuis, ont atteint un nouveau seuil critique depuis dimanche. Ce jour-là, les gardes-côtes russes, qui dépendent des services de sécurité (FSB), ont capturé deux vedettes et un remorqueur de la Marine ukrainienne aux abords du détroit de Kertch, qui marque l’entrée dans la mer d’Azov. Un acte condamné par la communauté internationale.
Moscou accuse ces embarcations d’être entrées illégalement dans les eaux territoriales russes, au large de la péninsule de Crimée annexée. En réponse, le Parlement ukrainien a voté lundi soir l’introduction de la loi martiale dans les régions frontalières de l’Ukraine, le président Petro Porochenko évoquant “la menace extrêmement élevée” d’une offensive terrestre russe.
Pourquoi ces nouvelles tensions ? Un conflit est-il à craindre ? Analyse avec Isabelle Facon, directrice de la recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste des politiques étrangères, de sécurité et de défense russes.
Quel est le contexte en mer d’Azov ?
Pour l’Ukraine, la mer d’Azov représente un enjeu stratégique majeur. Cette mer est cernée par la côte russe, à l’est et au sud, et par la côte de Crimée, contrôlée par la Russie, au sud et à l’ouest. Le littoral ukrainien et ses ports stratégiques de Mariupol et Berdiansk, eux, se trouvent au nord. Depuis la mer Noire, pour accéder à cette côte ukrainienne, les bateaux doivent nécessairement franchir le détroit de Kertch.
Selon la politologue, un “bras de fer” entre les deux pays est engagé au niveau du détroit de Kertch depuis plusieurs mois, exacerbé par l’inauguration, en mai, du nouveau pont entre la Russie et la Crimée qui, de fait, “matérialise bien l’empreinte russe dans la région” : “La Russie ralentit le trafic des bâtiments marchands non russes, et notamment ukrainiens, en faisant des inspections parfois longues”, raconte-t-elle. “Les Ukrainiens estiment que celles-ci ralentissent considérablement l’activité économique des ports de Berdiansk et de Mariupol”.
Selon Isabelle Facon, ce “harcèlement” russe est une réponse au “blocus” imposé par l’Ukraine sur la Crimée depuis l’annexion en 2014 : “L’Ukraine contrôle notamment l’approvisionnement en eau et en électricité de la Crimée, explique-t-elle. La Russie veut qu’elle atténue ce blocus. Avec ses inspections, la Russie montre qu’elle peut avoir un impact sur la vie économique ukrainienne, qui est déjà en mauvaise situation”.
Quels sont les dessous de cette crise ?
En fermant l’accès aux navires ukrainiens à la mer d’Azov, alors qu’un accord de 2003 prévoit la libre circulation sur cette mer, Moscou s’attaque à l’économie de son voisin. “Pour la Russie, l’enjeu est de montrer que c’est elle le chef dans la mer Noire et qu’en mer d’Azov, c’est aussi elle qui fait la pluie et le beau temps, analyse Isabelle Facon. Poutine veut montrer que si la Russie veut asphyxier les ports de Mariupol et Berdiansk, elle le peut.”
En tapant du point sur la table, le président russe envoie le message qu’il “ne veut pas trop de bâtiments militaires ukrainiens” dans ce secteur de la mer d’Azov, alors que l’Ukraine y avait renforcé sa présence ces derniers mois. Au-delà, pour Vladimir Poutine, la crise actuelle est aussi “une façon de montrer qu’on ne reviendra pas sur le statu quo concernant la Crimée”, reprend Isabelle Facon. Le message est : “C’est un territoire russe et ça le restera”, assure-t-elle.
Dans cette situation, chacun défend ses intérêts. Pour les Ukrainiens, il s’agit d’abord de “garder leur place dans la mer d’Azov, ce qui est vital pour leurs ports”, mais aussi de “se rappeler au bon souvenir de la communauté internationale”, reprend Isabelle Facon. “Alors que Trump et Poutine doivent se rencontrer au G20, le président Porochenko veut montrer qu’il y a toujours un problème avec la Russie” et qu’il ne faut “pas laisser un statu quo trop favorable à la Russie s’installer”. En “jouant son rôle de commandant en chef des armées”, le chef d’État ukrainien pense aussi à la présidentielle de mars prochain, pour laquelle il n’est actuellement pas favori.
Que peut-il se passer ?
Faut-il craindre une escalade et un nouveau conflit ? Impossible de l’exclure à ce stade mais selon Isabelle Facon, cette issue ne satisferait aucun des deux pays. “Il y a des enjeux importants des deux côtés mais selon moi, aucun des deux pays n’a envie d’en arriver là. Après, il peut toujours y avoir un enchaînement d’événements qui, si on n’y prend pas garde, peut déboucher sur une escalade. On ne peut pas l’exclure mais je ne pense pas qu’on en ait vraiment envie de part et d’autre”.
“Dans chaque camp, j’ai l’impression qu’on est quand même dans une logique de tensions contrôlées”
Aux yeux de la directrice de la recherche de la FRS, le pragmatisme devrait l’emporter : “Chacun a des raisons d’essayer d’instrumentaliser la situation et de la valoriser à son profit, chacun voit l’intérêt qu’il peut en tirer stratégiquement et politiquement, mais chacun sait aussi qu’il ne faut pas aller trop loin. Dans chaque camp, j’ai l’impression qu’on est quand même dans une logique de tensions contrôlées”.
Sudouest