Faute de plan de riposte efficace contre le virus qui connait une vitesse de propagation supersonique, le pouvoir n’a trouvé rien de mieux que d’en faire porter la responsabilité aux médias. Une stratégie du bouc émissaire qui va difficilement convaincre.
Si l’on en croit le compte-rendu qui a été fait du conseil présidentiel, tenu jeudi au Palais de la République, le Président Sall, au sortir de ce brainstorming, a eu des mots assez durs à l’endroit de la presse nationale accusée de noircir le tableau de la pandémie.«Il y a une couverture médiatique alarmiste ; je lance un appel à la presse sénégalaise. Il ne sert à rien d’alarmer les populations et de noircir le tableau. La situation du Sénégal n’est guère inconfortable comparée à tout ce qui se fait à travers le monde, pour susciter tout ce tollé». C’est ce qu’aurait déclaré le président de la République et qui départ des lauriers qu’il a tressés à la même presse dans ses différentes adresses à la Nation depuis le début de l’épidémie. Quand il a décidé de lever le pied, sous la pression des lobbies,la presse a été la première à alerter sur le risque encouru. Malgré tout, le nez sur le Tableau des opérations financières, aveuglé par les chiffres de la croissance ou de la décroissance –c’est selon – sans compter un plan de riposte inadapté à notre contexte parce que calqué sur la France dont les réa-lités sociologiques sont différentes des nôtres, il a poursuivi son plan de libéralisation en desserrant l’étau. Coup sur coup, il a ouvert le transport interurbain, levé l’état d’urgence et le couvre-feu, autorisé la fréquentation des lieux de culte, la réouverture des écoles,marchés hebdomadaires, etc.
En son temps, la presse avait alerté, sans être entendue, sur le fait que ce relâchement sur les me-sures pouvait être interprété, chez le citoyen moyen, comme un recul de la maladie. Ce, alors que, au même moment, les chiffres de la maladie prenaient l’ascenseur : de zéro décès, 79 cas positifs au moment de la prise des mesures,aucun en réanimation, pendant qu’il desserrait la vis, on était passé à des dizaines de morts, de cas graves. La presse avait relevé l’incohérence. Là aussi, sans être entendue. On avait visiblement opté pour le populisme. Non, M. le Président, la presse n’a pas in-venté les chiffres. Elle ne fait que relayer les bulletins quotidiens du ministère de la Santé. Si le pouvoir a une peur bleue des données que renvoient ces bulletins, il n’a qu’à décréter la confidentialité, un peu comme les rapports de l’Inspection générale d’Etat, exclusivement destinés au président de la République, seul maître de leur publication ou pas.
Quand le ministre de la Santé, le preux chevalier Diouf Sarr, a, à Thiès, dissuadé les Dakarois d’aller fêter la Tabaski chez eux pour amoindrir le risque de propagation,la presse était seule à relayer son message. Aucune voix de poids n’est venue se joindre à la sienne pour convaincre les fêtards de rester dans leur lieu de résidence habituel. Ni le ministre de l’Intérieur encore moins le président de la République n’était audible. Au Maroc, à la veille de l’Eid, le Roi a pris la mesure salutaire d’interdire la circulation entre les principales villes du Royaume. Cela a-t-il permis de réduire les cas de contamination ? Là, n’est point le débat.Ce qui est louable ici, c’est que l’Etat marocain, au niveau le plus élevé, a affirmé toute son autorité. L’autre fait à relever et qui est à l’avantage de la maladie, c’est cette cacophonie notée au sommet de l’Etat et cette inversion des priorités. Quand le ministre de la Santé dit que «globalement, la maladie est sous contrôle»ou que le«pic est derrière nous», son patron prend le contrepied et décrète que«nous devons nous préparer à une lutte longue et difficile». Au sur-plus, un message sous-jacent issu de la litanie quotidienne des bulletins de santé, au début de la maladie, a persuadé les jeunes que seuls les vieillards sont susceptibles d’en mourir. Conséquence : les jeunes ont repris le chemin des plages et des terrains. Oubliant que si leur système immunitaire supporte le virus, celui de leurs parents et grands-parents à qui ils le ramènent est fortement affaibli par le poids de l’âge. Et que donc ils sont susceptibles d’en mourir. Et alors que l’urgence était à un réarmement moral et matériel du corps médical, le gouvernement fonce, tête baissée, dans l’aide alimentaire d’urgence, le Palais, dans des audiences tous azimuts qui fleurent bon les combines politiciennes.
Voilà pour les faits. Toute autre interprétation relève de la stratégie du bouc émissaire qui, en français facile, veut dire que l’on choisit délibérément d’expier sa propre responsabilité pour la faire porter par un autre.
Ibrahima ANNE